Résistons! Face aux ravages causés par la dictature de la vitesse, le philosophe Christophe Bouton (1) invite à retrouver le temps de la réflexion et de l’esprit critique.
Propos recueillis par Claire Chartier
En quoi l’urgence est-elle devenue une norme sociale?
L’idée qu’il faut optimiser chaque minute de notre temps est désormais un «fait social total», au sens du sociologue Emile Durkheim: elle s’est propagée dans une grande partie des secteurs de la société et s’impose aux individus, indépendamment de leur volonté. C’est cette généralisation et cet aspect contraignant qui font de l’urgence une norme, contre laquelle il est très difficile de lutter. A fortiori dans nos sociétés où la vitesse est valorisée.
Chaque époque n’a-t-elle pas tendance à considérer que « tout va plus vite » que par le passé?
Platon pointait déjà du doigt les avocats surchargés, et Sénèque, les gens trop pressés, mais ces critiques ne concernaient qu’une petite partie de la population. Avec la révolution industrielle et la mise en piace du capitalisme, à la fin du xville siècle, la division du travail a permis d’augmenter considérablement la productivité et provoqué l’accélération des ràches.
La généralisation des horloges méca-niques dans les usines, au xixe siècle, a ensuite uniformisé le temps à l’échelle des sociétés. Le phénomène s’est accentué un siècle plus tard, avec l’essor du capitalisme financier et le développement des nouvelles technologies de l’information, dans les années 1990.
La technologie est-elle à l’origine de l’accélération contemporaine?
Elle en est l’une des causes, comme le souligne le sociologue allemand Hartmut Rosa (2), qui avance aussi le facteur psychologique – le gotit de la vitesse – et le facteur culturel – l’envie de saisir toutes les opportunités s’offrant à nous ici-bas, la perspective d’un au-delà ayant disparu. Mais, pour moi, la cause structurelle est à chercher dans le capitalisme et sa quéte incessante de productivité. C’est dans l’univers du travail que la contrainte de l’urgence est la plus forte. Le salarié doit accepter les cadences qu’on lui impose, au risque d”ètre mis au placard ou liccncié. Le capitalisme instaure la logique du vingt¬quatre heures sur vingtquatre: il faut produire et consommer sans interruption, dans un temps qui n’a plus rien à voir avec le temps naturel, fait d’interruptions et d’alternances.
En ce sens, l’obsession de l’urgence transforme le temps?
Absolument. Elle déracine le passé – l’individu n’a plus le temps de revenir sur ce qu’il a fait; elle dérobe le présent – on est toujours dans le «coup d’après»; et elle atrophie l’avenir en empéchant toute projection dans le futur et toute réflexion sur les voies possibles d’évolution. Ces conséquences négatives se retrouvent à l’échelle de la société.
Lette tyrannie moderne de l’urgence n’entre-t-elle pas en contradiction avec le grand dessein de la modernité, l’autonomie individuelle et collettive?
En effet. Le progrès technologique, comme le capitalisme, entraîne des processus d’aliénation. Dans l’urgence, l’individu ne fait que réagir à une menace ou à une injonetion; une dimension essentielle de sa liberté lui est retirée: la faculté de prendre l’initiative. L’urgence nuit également à l’exercice de la démocratie. Les citoyens, soumis à la norme de l’immédiateté, n’ont plus la disponibilité psychique pour réfléchir à la chose publique, qu’ils laissent aux politiques, euxmémes débordés et piégés par le courttermisme Dans la Grèce antique, la skholè — le temps du loisir — était la condition nécessaire à la démocratie: les citoyens prenaient le temps de penser, pour pouvoir ensuite délibérer. Il faut rendre à nouveau possible un libre usage du temps, pendant le travail et en dehors.
Que peut-on faire de plus?
Exercer son regard critique,en s’interrogeant: qui m’impose cette urgence? A quoi obéit-elle? Dois-je vraiment y répondre? Sur le pian économique, je crois aux limites que peut mettre le législateur, comme le montre le débat actuel autour du droit à la déconnexion pour les salariés. Enfin, plus globalement, la réponse est, à mes yeux, dans une restauration du politique face à un capitalisme qu’il faut réformer.